mars-avril 2014
La prochaine réunion mensuelle aura lieu le mardi 8 avril 2014 de 18 h à 19h30, dans les locaux de la FAL,
45 rue du capitaine Maignan, à Rennes.
Elle sera précédée d’une réunion du bureau, à 17h 30.
Tous les ligueurs y sont cordialement invités.Elle sera précédée d’une réunion du bureau, à 17h 30.
Ordre du jour de la prochaine réunion :
• Les actions en cours
• Les projets de la section
• Questions d'actualité
Edito
Nous publions dans ce bulletin, la suite des textes lus par les élèves lors de la journée d’hommage à Victor et Hélène Basch le 10 janvier, ainsi que ceux des conférences de Madame Cosnier et de Monsieur Edmond Hervé. Nous les en remercions.
Ce bulletin, comme ce mois de mars est tourné vers notre mémoire. Le 8 mars dernier nous avons rendu hommage à Simone et Marie Alizon et le 31 mars, nous accueillerons l’historien Philippe Olivera pour une conférence sur les enjeux politiques et scientifiques de l’histoire de la Grande Guerre.
Ne pas oublier les leçons du passé pour mieux combattre aujourd’hui cette extrême-droite enfermée dans ses fantasmes sécuritaires, ses peurs de l’autre, ses certitudes moralistes.
Annie Clénet
Au sommaire de cette édition :
- Trois textes lus à la journée d'hommage à Victor et Ilona Basch
- Ilona Fürth, Madame Victor Basch par Colette Cosnier
- Victor Basch, un Engagement Citoyen par Edmond Hervé
- La réhabilitation des « fusillés pour l’exemple » de la Grande guerre par Nicolas Offenstadt
- TOUS A VOS AGENDAS !
- Hommage à Simone Alizon par Jérôme Blanchot
- NOS ACTIONS EN COURS
- Notre projet d’activité 2014
Textes de Victor Basch,
lus le 10 janvier 2014 lors de la journée d'hommage au lycée Victor et Hélène Basch
La Déclaration de 1789, Credo de la Ligue
Victor Basch, Congrès national de 1928
Texte lu par Elixène
Pendant des siècle les hommes ont cru qu’il y avait une Vérité une et immuable, des essences, des Idées objectives vivant dans des régions supra-terrestres et qu’il suffisait de tendre vers elles avec une brûlante force d’amour, avec une irrésistible énergie d’intuition pour les découvrir, les dévoiler et les capter.
Aujourd’hui, depuis que le seizième siècle a découvert la méthode expérimentale,
depuis que la science, née de cette méthode, a transformé et transforme tous les jours l’image de l’Univers, depuis que de grands penseurs, comme Renan, nous ont appris que les vérités historiques et des visionnaires inspirés, comme Nietzsche, que les vérités morales elles-mêmes étaient conjecturales et muables et éphémères, nous ne croyons plus à une vérité immobile et figée, mais à des vérités, fruit transitoire et inéluctablement
provisoire de l’effort d’adaptation toujours renouvelé de l’esprit humain à la réalité matérielle, à la réalité morale, à la réalité sociale. La vérité nous apparaît à facettes.
Et étant donné ces facettes innombrables, n’est-il pas naturel que, lorsqu’ils essaient
d’étreindre cette vérité, même ceux qui la cherchent avec la sincérité la plus entière,
ne puissant être d’accord, puisque aux uns c’est telle face d’elle-même, aux autres telle autre qu’elle révèle.
Pour nous, parmi les étoiles qui se lèvent sur le ciel des Idées, nous avons décrété que quelques-unes étaient fixes. Dans le ruissellement des conceptions morales, politiques et sociales, nous en avons retenu quelques-unes, nous les avons comme solidifiées par l’adhésion de notre raison et par l’élan de notre foi et nous les avons déclarées intangibles. Nous nous sommes sculpté un Credo — le Credo de la démocratie, tel que l’a fixé la Déclaration des Droits de l’Homme pleinement réalisée. Et puisque ce Credo est commun à tous ceux qui se réclament de la Ligue des Droits de l’Homme, il semblerait qu’entre nous du moins il ne dût pas y avoir de graves divergences d’opinion.
La Ligue et la politique, ou la politique de la Ligue
Cahiers des Droits de l’Homme, mai-juin 1934
Texte lu par Agathe
Dès ses origines, la Ligue a fait de la politique. L’affaire Dreyfus, dont elle est née, était à la fois une affaire judiciaire et une affaire politique et, dès l’abord, les hommes qui l’ont fondée avaient voulu, tout en travaillant pour la justice, travailler pour la démocratie, profondément convaincus qu’ils étaient que cette justice n’était réalisable qu’au sein de la
démocratie et que, par conséquent, la Ligue devait vouer ses forces, en même temps qu’à la défense des droits méconnus des individus et des peuples, à celle de la démocratie et à la lutte acharnée contre les adversaires de celle-ci.
Cette politique-là, la grande politique planant au-dessus des intérêts personnels, des ambitions particulières, des querelles de parti, la Ligue l’a toujours faite et, tout au moins tout au moins tant que je resterai à sa tête, la fera toujours. Y renoncer, ce serait la découronner. […]
La lutte pour la justice dans toutes ses manifestations, pour la justice rendue aux individus comme aux peuples, la lutte passionnée pour la démocratie contre le fascisme ; la lutte incessante, acharnée, désespérée, pour la paix et pour la réconciliation entre les peuples : voilà la politique de la Ligue.
Pour cette politique-là, nous demandons l’union fraternelle de tous les ligueurs. Ni Armagnacs, ni Bourguignons : ligueurs nous sommes et nous demeurerons.
L’amour de la justice, seule force de la Ligue
Victor Basch, Congrès national de 1928
Texte lu par Léa
La Ligue des Droits de l’Homme n’est pas un organe de l’État, comme la Cour de cassation ou le Conseil d’État. Et la Ligue n’est pas non plus un corps politique élu, comme la Chambre des Députés ou comme le Sénat. La Ligue est une association de libres citoyens qui usurpent quelques-unes des fonctions de ces grands corps d’État, puisque nous faisons casser des jugements comme le fait la Cour de cassation, puisque nous soutenons des pourvois, comme le Conseil d’État, puisque nous travaillons à réformer les lois anciennes et à susciter des lois nouvelles, tout comme la Chambre des Députés et tout comme le Sénat.
Mais nous n’avons aucune force réelle, si ce n’est la force de notre conviction, la force de notre foi. Nous ne disposons d’aucune sanction, si ce n’est la révolte que nous suscitons dans l’âme du peuple contre les injustices que nous signalons. et souvent, lorsque je vois à nos Congrès se heurter rudement les opinions contraires et nos discussions s’échauffer jusqu’à l’extrême de la passion, je me dis que c’est une chose magnifique que cette passion qui est si entièrement désintéressée, qui ne sait pas si jamais elle pourra faire triompher les causes autour desquelles elle se débat, et qui, même quand elle voit se dresser en face d’elle les obstacles en apparence les plus insurmontables, n’en persiste pas moins à s’exprimer, consciente qu’elle est que c’est le seul amour de la justice qui l’anime et l’active.
L’amour de la justice, seule force de la Ligue
Victor Basch, Congrès national de 1928
Texte lu par Léa
La Ligue des Droits de l’Homme n’est pas un organe de l’État, comme la Cour de cassation ou le Conseil d’État. Et la Ligue n’est pas non plus un corps politique élu, comme la Chambre des Députés ou comme le Sénat. La Ligue est une association de libres citoyens qui usurpent quelques-unes des fonctions de ces grands corps d’État, puisque nous faisons casser des jugements comme le fait la Cour de cassation, puisque nous soutenons des pourvois, comme le Conseil d’État, puisque nous travaillons à réformer les lois anciennes et à susciter des lois nouvelles, tout comme la Chambre des Députés et tout comme le Sénat.
Mais nous n’avons aucune force réelle, si ce n’est la force de notre conviction, la force de notre foi. Nous ne disposons d’aucune sanction, si ce n’est la révolte que nous suscitons dans l’âme du peuple contre les injustices que nous signalons. et souvent, lorsque je vois à nos Congrès se heurter rudement les opinions contraires et nos discussions s’échauffer jusqu’à l’extrême de la passion, je me dis que c’est une chose magnifique que cette passion qui est si entièrement désintéressée, qui ne sait pas si jamais elle pourra faire triompher les causes autour desquelles elle se débat, et qui, même quand elle voit se dresser en face d’elle les obstacles en apparence les plus insurmontables, n’en persiste pas moins à s’exprimer, consciente qu’elle est que c’est le seul amour de la justice qui l’anime et l’active.
Ilona Fürth, Madame Victor Basch
Par Colette Cosnier
Lycée Victor et Hélène Basch…
L’appellation peut étonner : on ne mentionne pas les épouses dont le seul titre de gloire serait d’avoir épousé un grand homme et dont on dira avec désinvolture : elles n’ont rien fait.
Qu’aurait donc fait Hélène Basch(1) ? Il faut commencer le récit par la fin : non seulement elle a partagé la vie de son mari, mais elle a partagé sa mort, puisqu’elle a été assassinée par la milice de Vichy sous le contrôle de la Gestapo, en même temps que lui le 10 janvier 1944.
Regardons deux photographies, intéressantes parce qu’elles ont été prises au début et à la fin de ce qui va être la vie publique de Victor Basch.
La première date de 1898, année où l’affaire Dreyfus a fait vraiment irruption dans les rues de Rennes. Dans leur jardin du Gros Chêne à Maurepas, c’est l’été. Victor Basch est ici, le dos appuyé à un arbre, le poing sur la hanche, tel que le décrira plus tard dans Les Petites Provinciales, l’écrivaine rennaise Louise Bodin : « ses mouvements ont gardé une vivacité juvénile, et dans son visage pâle, au front vaste, au fier profil sémite, on est surtout attiré par des yeux si magnétiques qu’ils semblent les yeux d’un voyant ».
A côté de lui, une femme est assise, c’est Ilona, sa femme. Ilona, oui appelons là Ilona, et non pas Hélène, puisqu’elle n’a jamais été nommée ainsi, sinon dans des documents officiels. Dans un premier temps, disons que nous avons là une représentation traditionnelle du couple : lui debout, elle assise à ses pieds. C’est un peu vite dit, regardons mieux, Ilona tient sur ses genoux un journal, mais ce n’est pas un journal féminin comme Les Veillées des Chaumières, c’est Le Rire, revue satirique qui a construit sa réputation sur le talent des dessinateurs qui l’illustrent, et qui font des caricatures politiques. Y-a-t-il un article sur les évènements de Rennes, impossible de le dire, mais on devine les commentaires que sa lecture a inspirés au petit groupe qui s’est fait photographier autour de ce journal : défi, provocation, indignation ?
Tout est possible mais ce que nous voyons surtout c’est que c’est une femme, Ilona, qui le tient, donc qui le lit. Si cette photographie était connue de l’opinion rennaise, elle déchaînerait l’indignation sur Mme Victor Basch ! Imaginez à notre époque une dame dont l’époux occupe une importante fonction, et qui brandirait Charlie hebdo, et dites-vous qu’en 1898, le scandale devait être plus bien plus grand, le rire et les femmes ne faisant pas bon ménage…
Ilona et Victor Basch vers 1896/1897.
C’est pourquoi il me semble nécessaire d’examiner rapidement ce qu’est la condition féminine en cette fin de XIXe siècle. La femme est assimilée à une mineure, elle n’a à peu près aucun droit : ce qui règle sa vie, c’est le code civil établi sous le règne de Napoléon, qui consacre le principe d’infériorité de la femme et dont l’article 213 (modifié en 1970) stipule : « le mari doit protection à la femme, la femme doit obéissance à son mari ». Qui mieux qu’un auteur d’Observations sur un projet de code a défini cette femme du XIXe siècle : « la femme, les enfants mineurs, les serviteurs n’ont point de propriété car ils sont une propriété eux-mêmes… tout appartient au maître » ? Au Congrès international du Droit des femmes de 1878, la féministe Maria Deraismes déclare « le code civil, en ce qui concerne la femme, n’est que la longue énumération des humiliations et des servitudes qu’elle est appelée à subir dans toutes les conditions de la vie ». L’époux est le chef de famille, l’épouse ne se définit que par rapport à lui, elle perd même son nom patronymique en se mariant. C’est l’homme qui fixe le lieu de la résidence, il gère les biens de sa femme et a droit de contrôler le courrier qu’elle reçoit (supprimé en 1938). Il faut l’autorisation du mari pour exercer un métier, être témoin en justice, se faire établir un passeport etc. Les femmes n’ont aucun droit politique : elles ne voteront qu’en 1945. La politique ne les concerne pas c’est une affaire d’hommes, des hommes qui lisent le journal, leur journal, ce journal dont la lecture n’est pas permise aux jeunes filles. Ajoutons que les garçons font des études alors que les filles attendront 1928 pour pouvoir se présenter au même baccalauréat que leurs frères.
Le constat sera aussi lamentable en ce qui concerne la vie privée : pas de contrôle des naissances, pas de contraception possible. Pourrait-il en être autrement puisque l’éducation sexuelle n’existe pas et que la plupart des jeunes filles se marient en toute ignorance ? Non, elles ne se marient pas, on les marie, on les donne à leur futur époux. Là aussi, la femme ne s’appartient pas : lisez ce que Simone de Beauvoir en dit dans Le Deuxième sexe, lisez ou relisez L’École des femmes où Molière recommande à la jeune Agnès "[le] profond respect où la femme doit être, Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître." La tirade où se trouve présentée cette femme idéale est reprise dans la plupart des livres de classe destinés aux filles, il y a un peu plus de cent ans !
Ilona doit donc être en tout soumise à son mari, si j’évoque tout cela, ce n’est pas pour faire un tableau misérabiliste de sa vie conjugale mais tout simplement pour nous aider à comprendre ce que cette existence a de banal (elle vit comme les femmes de son temps) et en même temps d’étonnant.
Les biographies de femmes commencent souvent comme des contes de fées. Soyons donc fidèles à la tradition : « il était une fois en Hongrie une belle jeune fille qui s’appelait Ilona ».
Ilona Fürth donc est née en 1863, dans la bourgeoisie juive aisée de Budapest : elle a un frère, deux sœurs et, nous dit sa petite-fille, elle était sans doute la plus belle des trois « avec son nez très droit, ses traits réguliers et son abondante chevelure relevée en chignon ». Son éducation doit s’appuyer sur la fameuse règle des 3 K qui définissait le rôle de la femme dans la société et la famille (et pas seulement dans les pays germaniques) Küche, Kinder (la cuisine, les enfants) et non, il va manquer le K de Kirche (l’église), les Fürth ne semblant pas être des Juifs pratiquants. Peu importe, son éducation a pour but de faire d’elle une bonne épouse et une bonne mère. Elle se marie à vingt ans, avec un jeune professeur qui a le même âge, il est naturalisé français et ils vont vivre en France : heureux comme Dieu en France !dit le proverbe. Mais Ilona n’est peut-être pas si heureuse que cela : elle quitte sa famille et son pays pour Nancy, puis Rennes en 1889. Elle n’est plus une demoiselle Fürth, même plus Ilona Basch, elle est madame Victor Basch. Elle est ce que l’opinion publique appelle alors cérémonieusement « une dame de professeur », et qui plus est, de professeur d’université, accomplissant toutes les obligations auxquelles l’astreint ce titre : visites aux épouses des collègues de son mari, et autres mondanités. Le Journal de Rennes de 1898 décrit ainsi la rentrée des facultés : « le coup d’oeil est joli : des dames, des professeurs graves, des jeunes gens, des étudiants », et bien entendu ce qui rend le coup d’œil joli ce n’est pas les professeurs mais les dames ! N’oublions pas la nécessité fastidieuse d’avoir son jour c’est à dire un jour fixe où elle reste chez elle pour recevoir autour d’une tasse de thé.
Mais, la vie d’Ilona, si elle était celle de toutes ses contemporaines, a aussi quelque chose en plus. Ceci, nous le découvrons, avec amusement et émotion, en lisant les lettres que Victor Basch lui a écrites en 1899 : il ne s’agit certainement pas d’un mariage de raison comme on en voyait tant à l’époque. Ce jeune couple s’aime et le dit : « ma chérie », « je t’embrasse mille et mille fois », « je t’embrasse tendrement ». De 1886 à 1894, ils auront cinq enfants, Victor Basch s’épanouit dans son rôle de père de famille auprès de ses « chers chéris », de « ses gosses », de sa « smala ». Dans toute l’agitation du procès Dreyfus, il aspire à une petite récréation où « il aurait le temps d’être un peu papa », et il rêve aussi d’un voyage à deux, bien que ce projet lui semble « un peu ridicule pour des vieux mariés comme eux ».
A la première lecture de ces lettres, on est d’abord frappé par certaines choses qui peuvent nous amener à le considérer avec sévérité. Voilà un mari qui appelle son épouse « mon enfant », il n’en faut pas plus pour qu’on lui reproche ses expressions paternalistes et infantilisantes, alors qu’il se comporte comme n’importe quel homme de son temps. Il l’appelle « ma chérie enfant », formulation bizarre qui nous amène à oublier le premier terme et à nous indigner du second. Mais relisons Maison de poupée d’Ibsen (un des auteurs favoris de Victor) nous verrons que Nora n’est pas mieux traitée, lisons d’autres correspondances de la même époque : ton supérieur de l’époux excédé d’avoir des factures à payer, recommandations en tout genre, conseils pour l’éducation des enfants, Victor Basch n’est ni meilleur ni pire. A son petit-fils, il dira un jour avec une superbe inconscience : « je crie beaucoup mais elle décide de tout. Le féminisme en France est idiot car si les femmes n’ont pas le droit de vote, elles mènent tout : regarde ta mère et ta grand-mère ». Ce qui est sans doute une vision quelque peu déformée de la réalité mais qui est le raisonnement de bon nombre d’hommes, pour preuve dans les milieux plus populaires ceux qui parlent de leur épouse en disant « mon gouvernement » ou « la patronne » !… Bien entendu, Ilona n’est pas féministe, disons que les féministes sont rares dans ce qu’on appelle la Belle époque !
Imaginons la famille Basch dans cette fin de siècle : au Gros Chêne, la journaliste Séverine admirera les enfants et « la grâce radieuse » de leur mère, oui, imaginons Ilona dans sa cuisine où elle mijote des recettes de sa Hongrie.… L’été, tout le monde part à Cancale ou à Saint- Cast et fait de la bicyclette, Ce sont là les jours heureux qui vont voir leur fin avec le procès Dreyfus.
Mais Ilona n’est pas cette femme soumise et effacée, vivant discrète dans l’ombre de son mari. Le 18 janvier 1898, le journal L’Aurore publie une pétition demandant la révision du procès Dreyfus. Nous découvrons deux signatures : celle de « Victor Basch, professeur à l’université de Rennes » et celle de « Mme Victor Basch ». De nos jours ceci semblerait tout naturel, nous signons tellement de pétitions ! Or si l’on compte 1423 hommes dans cette liste, on a seulement 23 femmes. Réalisons-nous ce qu’il faut de courage pour faire cela en affrontant l’opinion publique hostile ? C’est là l’engagement d’Ilona Basch et nous ne pouvons qu’admirer son geste lorsqu’on voit la façon dont seront traitées les rares journalistes femmes du journal féministe La Fronde auxquelles le quotidien rennais, Le Patriote breton conseille si elles sont mariées d’aller plutôt « raccommoder les chaussettes de leurs maris » ou si « elles ne le sont pas, d’apprendre à le faire ».
Ce qu’a pu être l’existence quotidienne d’une épouse de militant qui a pris elle-même une position sans équivoque, nous l’entrevoyons dans les récits que Victor Basch fera des événements précédant le procès ainsi que dans des articles de la presse locale. Ilona voit son époux menacé, poursuivi par les antisémites (on lit ainsi dans le Journal de Rennes : « il est suivi par les étudiants qui se livrent dans les salles à un véritable charivari. Les tables sont brisées à coups de cannes »). Elle voit leur maison devenir la cible des manifestants qui cassent les vitres, elle voit aussi leur fils, élève de 5ème, être accusé par Le Patriote breton d’avoir le prix d’excellence alors qu’il n’aurait pas fait toutes les compositions !
Elle entend les cris de mort qui saluent son époux, que pense-t-elle quand il part pour une réunion ainsi qu’il le racontera plus tard : « la section se mit au travail, un travail qui ne manquait pas de péril, et par conséquent d’attrait. Avant chaque réunion que nous organisions, nous prenions congé de nos femmes et de nos enfants, vu que nous ne savions pas si nous allions rentrer. »
Le 3 juin la Cour de cassation a renvoyé Dreyfus devant le Conseil de guerre de Rennes où il arrivera le 1er juillet, son procès débutera le 7 août. Pendant tout ce temps, Rennes est plongée dans une extraordinaire agitation, un véritable déferlement de journalistes français et étrangers, de personnalités politiques et mondaines. Victor Basch va héberger chez lui des dreyfusards de choc, en particulier Jaurès et l’avocat de Dreyfus, maître Labori. Or, les Basch avaient prévu de longue date leurs vacances de 1899, en Autriche, à Velden au bord d’un lac de Carinthie, où ils devaient retrouver la famille Fürth. Ilona partira seule avec les enfants, et son époux lui écrira longuement et souvent (12 fois en un mois !) pour lui raconter les événements du procès. Ces lettres (publiées dans Le deuxième procès Dreyfus) sont précieuses pour un historien. Non seulement c’est un véritable reportage, mais c’est aussi une lecture cocasse où s’exprime tout l’humour d’un Victor Basch sachant parfaitement la complicité qui le lie à sa femme et multipliant les portraits de tel ou tel général, dépeignant le désordre de sa maison, se décrivant dans une situation embarrassante par exemple s’écriant à propos du départ de la bonne : « écoute mon récit, et frémis : qui me recoudra un bouton ? Grave, grave question. »
Ilona est loin, mais en lisant ces lettres, nous découvrons à quel point elle est proche de son époux. Elle est sa confidente, il lui communique « des renseignements qui doivent rester secrets», il lui envoie les journaux, et surtout le résumé du discours qu’il a fait le 14 juillet. Parfois, une simple phrase montre à quel point Ilona est au courant de tout ce qui se dit et se passe : « je tiens à te donner mes impressions », « tu devines ce que peuvent être des conversations où Jaurès tient le dé », Et parfois ce regret : « quel dommage que tu ne puisses être là », « je t‘aurais voulue là pour tenir compagnie à Madame Dreyfus », il met alors son bureau sens dessus-dessous pour retrouver une bonne photo d’Ilona afin de la montrer à celle-ci ! Imaginons la fierté d’Ilona devant cette reconnaissance publique de son grand homme mais aussi son angoisse en lisant cette phrase écrite par le même grand homme qui lui annonce qu’il a mauvaise mine, qu’il dort mal, qu’il a la diarrhée et mal à la gorge, ou décrivant le désordre au Gros Chêne transformé en gîte pour dreyfusard, et terminant sa lettre par cette phrase propre à épouvanter une épouse et ménagère modèle : « notre maison est au pillage. Le salon ressemble à une écurie. Ton armoire à linge est toute grande ouverte. On retrouvera ce qu’on pourra ».
La vie est dure pour une femme de militant !
Je ne mentionnerai pas tout ce que Victor Basch a fait pendant ce XXe siècle et je ne sais d’Ilona que des détails privés qui concernent le biographe mais qui ne sont pas de mise ici. Ils ont quitté Rennes après le décès de deux de leurs enfants, morts de maladie et ils s’installent à Paris. Regardons la seconde photographie qui nous transporte trente-sept ans plus tard : la scène au jardin a cédé la place à une sorte de cliché officiel. Le couple pose dans le cadre qui est celui des travaux, de la recherche, c’est le professeur d’esthétique à la Sorbonne, calvitie et petite lunette, cravate lavallière comme en portaient les artistes, assis, qui n’a d’yeux que pour un livre. Quelques journaux pourtant nous indiquent que l’actualité se fait aussi une place dans ses préoccupations. Et à la différence de l’autre photo l’épouse est debout, légèrement en retrait, plutôt protectrice, vêtue d’une robe élégante ornée d’un collier. Elle aussi, elle regarde le livre avec un léger sourire. C’est là la représentation traditionnelle de l’écrivain et de sa muse, ou plutôt de l’artiste et d’une divinité tutélaire, qu’on appelle classiquement l’Ange du foyer.
Ilona dans l’ombre de Victor ? Oui et non. Certes elle ne participe pas à ses activités politiques, mais à toutes sortes d’occupations quand elle pressent qu’elle peut faire quelque chose d’utile : au début de la première guerre mondiale lorsqu’on lui conseille de quitter Paris pour Cancale, elle répond : « ma place est à côté de lui, je ne conçois pas de m’enfuir lâchement » et elle continue à se rendre dans une mairie où elle distribue des bons de repas à des déshérités. Il arrive d’ailleurs qu’on lui rendre hommage, à elle. Ainsi en 1933, au congrès de la Ligue qui se tient à Amiens, on lui offre des fleurs en lui disant : « nous aimons la Ligue, et la Ligue c’est lui, mais également vous ! »
Ilona et Victor Basch à son bureau en 1936.
Cependant, les soucis, les inquiétudes, l’angoisse, vont s’accumuler et rendre le caractère de Victor Basch de plus en plus difficile, les crises de dépression se succèdent et se terminent par des accès d’agressivité. Les Bastilles sont toujours imprenables et la Terre promise de plus en plus loin. Montée du nazisme, guerre d’Espagne, début de la seconde guerre mondiale, suicide d’un fils, mesures contre les Juifs, perquisitions de l’appartement et destruction des archives de Victor. En 1940, les Basch s’installent à Lyon, et Ilona essaie de rendre la vie quotidienne moins lourde. Après leur assassinat, Marc Jarblum, président de la Fédération des Sociétés juives de France rendra hommage « à cette magnifique femme qui était Madame Basch, la compagne de toute sa vie. Elle était bonne, elle était belle et il se vantait lui-même souvent d’avoir choisi la plus belle femme. Elle l’aidait beaucoup dans tous ses travaux,l’encourageant toujours, l’accompagnant partout et même au dernier lieu partageant son tragique sort ». Voilà ce qui répond à la question : qu’a donc fait Hélène Basch pour avoir donné son nom à ce lycée ? Et s’il faut garder une image d’elle, je voudrais terminer sur une phrase de Victor Basch rapportée à leur fille par Ilona.
Imaginez, nous sommes en 1942, deux vieillards dorment d’un mauvais sommeil dans cet appartement lyonnais où ils ont échoué parce que c’est la guerre. Toute la journée, ils se sont laissés aller à leur désespoir, à leur colère, à leur angoisse. Et soudain, au creux de la nuit, lui se réveille et il va réveiller sa femme en lui disant : « si une chose a échappé à notre désastre, c’est bien notre impérissable amour l’un pour l’autre ».J’avais dit au début que les biographies de femme commencent souvent comme les contes de fées. Ce sont des créatures maléfiques et des monstres qui ont mis fin à l’histoire d’Ilona Fürth. Oui. ce qu’ont détruit les balles des miliciens Lécussan et de Gonnet le 10 janvier 1944, c’était aussi une histoire d’amour. Pour conclure, je laisse la parole à Françoise Basch : « si l’on peut dire que Victor Basch avait choisi une voie semée de dangers, Ilona, elle, décida en connaissance de cause de vivre et de mourir à ses côtés »
1 Je renvoie aux livres que Françoise Basch a consacré à ses grands-parents : Victor Basch. De l’affaire Dreyfus au crime de la Milice ; Ilona, ma mère et moi, et une édition de lettres : Le deuxième procès Dreyfus. Rennes dans la tourmente.
Victor Basch, un engagement citoyen
Par Edmond Hervé, ancien ministre, sénateur d’Ille-et-Vilaine,
maire honoraire de Rennes
Note : nous ne publions ici que la première partie de son propos. La suite sera publiée dans le prochain bulletin.
La mort ne saurait résumer une vie. L’assassinat de Victor et Hélène Basch le 10 janvier 1944 par la milice de Vichy et la police allemande fait partie de ces actes odieux motivés par la destruction d’une identité et d’un engagement.
Les circonstances de ce meurtre sont connues : les autorités vichyssoises lyonnaises savent que Victor Basch et son épouse vivent à Lyon. Tous deux sont juifs et lui a présidé la Ligue des Droits de l’Homme pendant quatorze ans.
Le chef de la milice décide de les livrer aux allemands. Au soir du 10 janvier un commando se rend au domicile des Basch : ceux-ci pensent alors qu’il s’agit d’une arrestation. Moritz, chef de la police allemande, décide qu’en raison de leur grand âge (ils ont tous les deux 80 ans) les Basch ne peuvent être arrêtés et qu’il vaut mieux les liquider le plus rapidement possible. Ils sont alors emmenés dans la banlieue lyonnaise, on leur fait emprunter un chemin : chacun sera tué de deux balles dans la tête. Soixante ans de vie commune s’achevaient. Victor Basch avait un long et beau passé.
Il était né en Hongrie, à Pest, le 18 août 1863, dans une famille bourgeoise libérale, à l’image de cette ville d’origine renommée pour son ouverture, sa créativité, son cosmopolitisme. Vers l’âge de deux ans, il arrive à Paris. Il va fréquenter une école juive mais ne reçut pas d’éducation religieuse. Il réussit brillamment ses études de philosophie :
étudiant à la Sorbonne, il sera agrégé en langues vivantes à 22 ans. Nommé professeur à Nancy (1885), il rejoindra Rennes en 1887 (année de sa naturalisation), après s’être marié avec Ilona Fürth le 8 novembre 1885 à Budapest. Il consacre sa thèse à Kant et à Schiller, vit pleinement le second procès Dreyfus, adhère à la Ligue des Droits de l’Homme en 1898.
Il retrouve la Sorbonne en 1906. L’universitaire sera un ligueur actif. Entré au Comité central de la Ligue en 1907, il sera élu vice-président puis président (1926-1940). Membre du Parti Socialiste, admirateur de Jaurès, « fils spirituel » de Francis de Pressensé (socialiste, président de la Ligue décédé en 1914), il sera un acteur déterminé de la constitution du Front Populaire. C’est un homme de grande culture, de caractère et d’engagement. Tout le contraire du « spectateur engagé » de Raymond Aron, il personnifie «l’engagement militant. » Nous pouvons observer toutes les facettes de cet «engagement militant » lors du second procès Dreyfus à Rennes. Le hasard d’une nomination universitaire, dans une ville qu’il ne connaît pas, hostile, fera de Victor Basch une personnalité qui passera à l’histoire. Avec « l’Affaire », il deviendra l’homme d’une double fidélité, celle de la justice et de la vérité, faisant de lui l’avocat de multiples causes. Pour lui « la Révolution de 1789 et de 1792 n’a de légitimité que si elle se poursuit. »
- « LA PLUS BELLE PERIODE D’UNE VIE »
C’est en analysant le comportement de Victor Basch à partir de 1897 que l’on comprend ce qu’est un engagement militant, ses différents degrés nécessaires et complémentaires. Au départ, il y a la conviction que l’on se forge, que l’on assure. Ce peut être affaire là aussi de hasard, d’étude, d’analyse, de rencontre, de confrontation. De conscience.
Comme pour beaucoup – tel Jaurès – Victor Basch n’a pas prêté attention au premier procès Dreyfus. Il fait confiance à la justice. Il est à Nancy, ville froide, nationaliste. La colonie juive, importante, vit dans une totale assimilation.
L’atmosphère n’y est pas à la contestation. En 1887, voici la famille Basch à Rennes, une « ville hostile», « cléricale » et « chouanne ». Victor Basch est délivré de ses travaux de
thèses. En octobre 1897 il est de passage à Paris : ce sera le point de départ de la construction d’une conviction source d’un engagement total.
A. La construction d’une conviction
Au début de cet automne 1897, Victor Basch se retrouve donc à Paris, ville qu’il connaît parfaitement. Il y entend parler pour la première fois de l’injuste condamnation du capitaine Dreyfus. Il lit une brochure signée de Bernard Lazare.
Ce document date du 6 novembre 1896 et sera publié à Bruxelles le 10 novembre suivant. Son titre : Une erreur judiciaire : la vérité sur l’affaire Dreyfus. Victor Basch est-il convaincu ? Quand exactement se rendit-il compte de l’énormité de l’injustice commise à l’égard d’Alfred Dreyfus ? Peu importe le moment exact. Plus tard il rendra hommage à Bernard Lazare qui lui a apporté une « première lueur dans les ténèbres », et lui a permis de connaître la première dénonciation efficace d’une «monstrueuse iniquité ».
La « révélation » de l’innocence d’Alfred Dreyfus chez Victor Basch sera favorisée par sa filiation, l’éducation reçue, empreintes de l’idée de justice. Il ne faut pas oublier que son père (né à Prague en 1813, naturalisé français en 1890, mort à Paris en 1907) était un libéral, lui aussi engagé. Il avait participé aux journées révolutionnaires autrichiennes de 1848, deux fois condamné à mort, collaborateur de ministres autrichiens, il fut à Paris le
correspondant du journal autrichien libéral « Neue Freie Presse ». Il y a là un terreau favorable : « j’ai été élevé dans le culte et dans la religion de la démocratie. » Sensibilisé par cette première lecture de Bernard Lazare, il va se lancer dans une approche scientifique du dossier. Il lit, étudie tout ce qui s’y rapporte, notamment les articles de Joseph Reinach, qui écrit dans le quotidien « Le Siècle ».
Une rencontre va être déterminante : celle de Max Nordau, médecin particulier de Munster, ambassadeur d’Allemagne à Paris, lequel lui jure que le nom du capitaine Dreyfus est absolument inconnu.
Nordau « garantissait » l’innocence de Dreyfus. Cette déclaration impressionne Victor Basch : il en informe Joseph Reinach et lui transmet une remarque du second attaché militaire de l’Ambassade d’Allemagne faite à Max Nordau, « le principal coupable est l’officier qui a le plus chargé Dreyfus lors du procès de 1894. »
C’est à la suite de cet entretien avec Max Nordau, de sa confidence, de ses propres analyses, qu’il va se lier avec ces universitaires rennais qui chacun de leur côté, au cours de la seconde quinzaine de janvier 1898, signent la pétition « parisienne » des intellectuels en faveur du capitaine. André Hélard les décrit excellemment dans son ouvrage qui ne cesse de m’accompagner, L’honneur d’une ville. Leurs noms méritent d’être cités : Andrade, Aubry, Basch, Cavalier, Dottin, Sée et Weiss.
La personnalité, la médiatisation de Victor Basch ne saurait faire oublier ce petit collectif rennais qui va mener à Rennes le combat des dreyfusards.
En ce début 1898, les événements vont se précipiter : « J’accuse » de Zola dans l’Aurore est publié le 13 janvier 1898. C’est un véritable coup de tonnerre. Il sera condamné le 23 février. Andrade – notre Rennais – sera condamné le 5 février par le Tribunal correctionnel pour avoir giflé un étudiant. Il sera suspendu le 7 et muté à la rentrée de 1898 à Montpellier ! C’est le temps à Rennes (du 16 au 20 janvier 1898) de violentes manifestations, nationalistes et antisémites. Andrade et Basch sont pris pour cibles.
Connaissant la suite, ne soyons pas surpris d’entendre Victor Basch nous dire qu’il avait vécu « jusqu’à l’âge de 34 ans dans le monde des idées comme ces plongeurs qui, munis de leur scaphandre n’aperçoivent plus rien de ce qui vit au-dessus des flots… Moi qui jusqu’alors n’avais à proprement parlé éprouvé aucun sentiment social, qui n’avais vécu que pour moi-même, que pour mon enrichissement intérieur, pour ma science, pour mon enseignement, pour mes livres et pour ma famille, qui étais moi encore, je me sentais transformé. A me dire que là-bas, agonisait dans les fers, sous « la double boucle » un innocent, j’ai senti comme une brûlure qui me dévorait tout entier… C’est ainsi qu’à partir de 1898, je vécus comme une vie nouvelle. »
Plus tard il considéra cette période comme la plus belle de sa vie, « parce que la plus militante, la plus dangereuse. »
« Je vécus une vie nouvelle » : il va partager, localement, ses convictions avec ses amis universitaires. Ce sera la seconde pierre à l’édifice de l’engagement. Pour être efficace, une conviction a besoin d’être partagée et enrichie. Victor Basch va réunir autour de lui ce petit groupe d’universitaires.
Au départ ces personnes signent individuellement des pétitions (la première le 18 janvier 1898) : signer individuellement une pétition en faveur d’Alfred Dreyfus à Paris est une chose, la signer à Rennes est une autre chose !
Elles vont adhérer individuellement à la Ligue des Droits de l’Homme créée à Paris le 4 juin 1898. Elle a pour premier président Ludovic Trarieux, ancien ministre, républicain modéré.
Bien souvent ce sont des connaissances parisiennes qui les sollicitent. Tout naturellement elles vont se retrouver localement. Chacun a son identité, son cheminement personnel : il y a des « républicains modérés », et des « républicains avancés », des catholiques, des protestants, des juifs, des agnostiques… Ce qui les réunit ? L’héritage des Lumières, l’idéal de justice, l’esprit scientifique, de rigueur, de démonstration. Pour eux la vérité doit
l’emporter sur la passion, l’idéal républicain, démocratique doit l’emporter sur l’esprit de clan, de corps.
Une communauté de culture, d’isolement, les réunit face à une société rennaise qui les rejette, fait preuve d’intolérance par son cléricalisme, son conservatisme, son obscurantisme. La presse, les autorités les mettent au ban.
Le 3 juin 1899, la Cour de Cassation prononce son arrêt de révision de la décision du Conseil de guerre du 22 décembre 1894 déclarant le capitaine Dreyfus coupable de trahison et le condamnant à la peine maximale avec dégradation et détention à perpétuité dans une enceinte fortifiée. Le conseil de guerre de Rennes va rejuger le capitaine Dreyfus : il siégera du 7 août au 9 septembre 1899. Avec le recul nous pouvons évoquer un engagement militant total de Victor Basch.
B. Un engagement militant total
Victor Basch nous livre la conduite d’une implication sans limite, exceptionnelle. Il fait preuve de courage, de rigueur, du sens de l’organisation et d’une extrême attention aux personnes. Il n’a jamais manqué de générosité.
Un militant courageux
Avec ses amis il fera preuve d’un courage physique, moral et politique : l’adversité est continue, générale, violente. La ville est hostile au capitaine Dreyfus, intolérante, à l’image d’une majorité de la presse. Lors des élections législatives de 1898, l’antisémitisme inspire 83% des votants et Rennes compte…11 familles juives ! La droite rennaise fait bloc autour du député Le Hérissé (1886-1913), ancien officier de cavalerie, boulangiste, nationaliste qui entraîne une partie du monde ouvrier.
L’église catholique honnit Alfred Dreyfus. La police n’échappe pas à l’influence antidreyfusarde. Elle sera incapable de protéger Me Labori et de retrouver son agresseur (un attentat sera commis contre lui le 14 août 1899).
En 1898, Victor Basch entendra contre lui l’antique cri « Hepp ! Hepp ! », cri de ralliement antisémite dans l’Allemagne du XIXème siècle, hérité du Moyen-Age. Les étudiants antidreyfusards demandent sa démission et celle d’Andrade.
Le 22 décembre 1898 le Préfet écrit au Ministre de l’Instruction publique pour dénoncer Victor Basch : « Monsieur Victor Basch est de race juive et d’origine hongroise… naturalisé français le 10 juillet 1887 dès qu’il put échapper aux obligations militaires. » Au
cours de ces années et mois on ne comptera pas les manifestations d’hostilité devant son domicile contre lequel les jets de pierre sont fréquents. La violence est à la fois intellectuelle et physique, son territoire sans frontière. Victor Basch décidera même de se battre en duel contre un certain Léon Berthaut qui l’avait insulté dans « Le Patriote Breton » du 22 juillet 1899. Aubry et Cavalier seront ses témoins… finalement Léon Berthaut se rétracte. Cette adversité ne fera que renforcer Victor Basch qui va faire preuve d’une extrême rigueur dans la défense d’une cause qui lui tient à cœur.
La rigueur au service d’une cause
Victor Basch ne transige pas dans le service de la justice et de la liberté.
Nous avons vu comment il procède pour établir sa propre conviction : il instruit son dossier, enquête, fait jouer ses réseaux, échange, communique, informe. Il maîtrise parfaitement les arguments nécessaires à la défense, connaît parfaitement ceux de l’accusation et sait les récuser. Il n’oublie rien de ce qui doit profiter à Alfred Dreyfus : il communique à qui de droit le profil des juges, le climat de la ville, l’opinion du corps des officiers.
Il prend soin de rencontrer les journalistes qu’il estime devoir rencontrer. Rigueur également lorsqu’il s’agit de déterminer la signification de cette « affaire » :
- Il s’agit de plaider la cause du capitaine Dreyfus, de faire reconnaître son innocence mais il faut aller au-delà.
- Il s’agit aussi d’imposer la prééminence de la justice sur la raison d’État, une raison portée par des ministres, par l’Armée et par son État-major. La raison d’État ne peut pas triompher de l’honneur d’un homme.
- Ce procès concerne également la République. Pour nombre d’anti-dreyfusards ce procès constitue une arme politique contre la République : « Tous les ennemis du régime – royalistes, impérialistes, nationalistes, Églises, s’en étaient servis comme d’un levier pour déboulonner cette République démocratique qui leur apparaissait comme une incongruité.»
La rigueur de Victor Basch apparaît encore lorsqu’il s’intéresse à la stratégie des avocats de la défense. La plaidoirie d’un avocat, dans un tel procès, relève bien évidemment de sa décision mais il est important qu’elle soit réfléchie collectivement. Une plaidoirie ne se résume pas à une équation mathématique, elle doit tenir compte du rapport de force, du jeu des différentes parties, des intentions que l’on prête aux juges, de leur dépendance ou de leur indépendance.
Une plaidoirie est faite pour convaincre, démontrer, émouvoir. Elle s’adresse aux différentes parties présentes, ne peut oublier l’opinion. Il y a la part du droit, de l’instruction, de l’adversaire, de l’accusé. Il y a aussi la part de la construction, de la démonstration, des « angles d’attaque »… Il faut mesurer, anticiper l’impact des mots, des effets.
Ces considérations ici ont d’autant plus d’importance que les avocats de Dreyfus, Me Demange et Me Labori n’ont pas la même psychologie, ne font pas les mêmes choix.
Me Demange va plaider en invoquant le doute et non la certitude ; il s’abrite derrière le respect de l’armée, de la patrie. Il ne veut pas offenser et croit savoir que le gouvernement partage cette approche qui conditionnerait l’acquittement. Face à cette posture modérée, il y a le choix de Me Labori qui entend prouver l’innocence de Dreyfus par la culpabilité de l’état-major, l’existence d’un complot. Victor Basch (avec Jaurès) partage cette orientation : il
faut mettre en cause la culpabilité des accusateurs de Dreyfus. Il fait part de son approche à Reinach dans une lettre du 7 août 1899. Finalement, les dreyfusards divisés, Labori ne plaida pas, à la demande même de Mathieu Dreyfus, le frère du Capitaine. Jaurès et Basch se rangèrent à cet avis, croyant que l’acquittement était certain en cas de silence de Labori. On sait ce qu’il advient : une nouvelle condamnation de Dreyfus. Basch et Jaurès regretteront d’avoir suivi Mathieu Dreyfus.
Dans tout procès de ce genre, il y a la scène et les coulisses, le « juge » peut chercher à plaire ou à ne pas déplaire. En l’espèce il ne faut pas oublier que nous avons affaire à un Conseil de guerre composé d’officiers. Victor Basch n’avait pourtant pas ménagé sa peine pour faire entendre la vérité : reconnaissons à cet « intellectuel » le sens de l’organisation.
Le sens de l’organisation
La vérité, dans une société passionnée et aux prises avec l’obscurantisme ne s’impose jamais d’elle-même : il faut qu’elle soit portée, partagée par le plus grand nombre. Il faut débattre et ne pas craindre l’adversité. Victor Basch a pleinement conscience de la faiblesse numérique des partisans de Dreyfus. Il a une claire vision de l’état d’esprit qui règne à Rennes. Il va engager une nouvelle démarche militante, très riche de signification. Il fut incontestablement l’âme du combat pour la défense. Il ne suffit pas d’avoir une conviction réfléchie, solide, d’être sûr d’une cause : le militant se doit de tout faire pour qu’elle triomphe.
Le soutien des universitaires constitue un socle à partir duquel l’édifice du rassemblement va se construire : une cause a besoin d’être soutenue socialement. Elle a besoin d’une
organisation.
Ce sera le mérite de cet homme de caractère, flamboyant, peu familier du combat politique, que de réunir et d’entraîner des sympathisants aux sensibilités différentes, appartenant à des milieux qui jusque-là s’ignoraient.
La première de ces rencontres – déterminante – se fait un soir de la fin 1898 : Victor Basch et Henri Sée ont souhaité solliciter des membres du Cercle d ’Études Sociales et révolutionnaires. Cette structure a été créée à Rennes au cours des années 70.
Elle regroupe des ouvriers engagés, influencés par Jean Allemane, fondateur du Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire (P.O.S.R) venu à Rennes en octobre 1895.
Nous retrouvons la relation faite plus tard par Victor Basch: « J’avais quant à moi 34 ans et jamais je n’avais vu de près un ouvrier. Je n’avais parlé à un ouvrier, je ne savais pas ce que c’est qu’un ouvrier…Les seuls anarchistes que j’eusse fréquenté s’appelaient Kant, Fichte et Hegel. » Cette rencontre se fait au Piré (actuelle rue du Maréchal Joffre).
Avec elle un premier pont est jeté mais d’un côté comme de l’autre « l’embrigadement » ne fait pas partie de la culture. Le rapprochement doit être réfléchi pour aboutir à une communauté de vue. Il est convenu que les universitaires viendront faire des conférences. Victor Basch ouvre le cycle avec un exposé sur Michelet, plus exactement à partir de son essai « Le Peuple ». Il insiste sur le droit, la justice, l’égalité. Cavalier lui succédera. Ce fils de communard entretiendra ses auditeurs du « développement du machinisme », de ses implications. Lapie viendra leur parler de santé, de lutte contre l’alcoolisme. Dottin, le 11 janvier 1899, traitera du prolétariat de l’étranger et particulièrement des juifs. Retenons cette affirmation : « Tant que le peuple s’occupera de maltraiter les juifs, il ne s’occupera pas d’autre chose ». Toutes ces réunions, dans l’esprit des universités populaires, favorisent l’adhésion à des valeurs communes.
Le 16 janvier 1899 le Cercle organise une conférence sur l’affaire Dreyfus. Le 10 février suivant, - toujours au Piré – à l’appel de la section rennaise de la Ligue une nouvelle réunion propose de débattre de l’affaire Dreyfus. Ce sera vraisemblablement la première de cette section créée le 22 janvier 1899. Une première liste de ses adhérents sera publiée le lendemain. Ils sont 21.
Soigneusement composée, on y trouve des universitaires, des francs-maçons, des protestants, des « chefs ouvriers » socialistes, de vieux républicains, quelques fonctionnaires…
Quelques jours auparavant, le 18 janvier 1899, un « groupe d’action républicaine de la jeunesse rennaise » voit le jour. Des étudiants en sont à l’origine. Il comprend également des ouvriers du Cercle d’études sociales. Ce groupe publie un manifeste qui se réfère
aux principes républicains, à la Déclaration des droits de l’homme. Il désigne ses adversaires : le nationalisme, l’antisémitisme, le cléricalisme présentés comme une même idéologie hostile au socialisme, au radicalisme, à l’opportunisme modéré. Bref hostiles à la République. Le manifeste publié par ce groupe ne parle pas du capitaine Dreyfus. Motif officiel : la Cour de cassation n’a pas tranché.
Très large dans ses références politiques, il s’adresse à toutes les classes d’âge. En fait il s’agit du bras armé de la section rennaise de la Ligue (comme le Cercle d‘études sociales peut l’être pour la Bourse du travail créée en 1893 à la demande des membres du Cercle.) Toute une stratégie d’élargissement, de convergence se met en place : « retrouver le droit pour un homme c’est retrouver le droit pour la société. » Au départ, ici, des universitaires se mobilisent pour faire reconnaître l’innocence d’Alfred Dreyfus mais pour entraîner le plus largement il faut viser la République, la justice, la légalité, l’antisémitisme, l’anticléricalisme, le prolétariat, les accapareurs.
Cette dynamique était la bonne.
Aubry : « Nous avons vu se former cette union des intellectuels et des manuels… Elle est entre toutes légitime »
Cavalier cite l’alliance des « travailleurs en blouse » et des « travailleurs en redingote », des ouvriers de la parole et des « ouvriers de la main »
Les dreyfusards ne laisseront plus la rue aux seules mains de leurs adversaires. Organiser c’est créer durablement, c’est aussi se saisir d’événements, en créer.
Victor Basch souhaite faire venir Jean Jaurès à Rennes pour une grande réunion publique populaire. Il le voit bien aux Lices. Il l’avait déjà invité fin 1898. Paris ne souhaite pas « provoquer ». Les Rennais auront droit à Briand et à Pressensé.
Dans une lettre à Reinach, du 7 juin 1899, Basch réinsiste : la situation reste tendue à Rennes, lui-même a été malmené physiquement, il faut des brochures, des affiches…et Jaurès. La municipalité ne peut refuser les Lices. Victor Basch suggère même que la République soit le thème essentiel du discours et que l’Affaire ne soit qu’esquissée. Il garantit le succès : les dreyfusards sont en nombre…ils ont même infiltré le cercle militaire.
Dans un souci de calme, Paris ne dépêchera pas le tribun tant sollicité. Victor Basch conserve une carte dans sa poche : la célébration du 14 juillet. Il veut un grand banquet. Une nouvelle fois Paris s’interroge sur cette opportunité. Les Parisiens tenant compte – disent-ils du gouvernement, des socialistes, du Comité Central de la Ligue - choisissent le profil bas. Victor Basch totalement hostile à cette attitude veut un grand banquet. Discipliné, ce sera un « banquet républicain » et non un banquet de la Ligue.
Il va argumenter : le banquet républicain du 14 juillet relève de la coutume locale, le comité d’organisation sera très large avec des personnes qui ne se sont pas affichées pour Dreyfus, d’ailleurs on ne parlera pas de lui. Le Président du banquet ? Ce sera un vieil ami de Waldeck-Rousseau. Basch lui-même ne fera pas partie du comité d’organisation.
« Ce sera une fête républicaine, toute pacifique, toute familiale… Nous comptons y admettre des citoyennes. » Il ne veut surtout pas indisposer le Conseil de guerre. Et pour terminer : l’idée du banquet ne vient pas de nous mais des ouvriers qui regrettent toutes ces réticences. Ce ne sera pas un « banquet révisionniste ». Il sort un dernier argument : « l’autorité que j’ai acquise ». Le banquet fut un succès avec 260 participants : il eut lieu dans la propriété de son instigateur. Victor Basch saura payer de sa personne.
Le militant attentionné
A l’approche du procès et pendant son déroulement, Victor Basch saura se montrer attentif au séjour rennais des proches de Dreyfus. Il sera partout, aura l’oeil sur tout. Il aurait aimé accueillir chez lui Madame Dreyfus mais la maison est éloignée du lycée. Elle résidera finalement dans le centre mais Victor Basch suspecte la réputation de la propriétaire. En l’absence de son épouse, il lui faut surveiller des travaux de réparation de son domicile, s’intéresser à l’intendance. Il héberge, rend visite à Mme Dreyfus, répond à la presse, veille au bon accueil des personnalités
dreyfusardes, prépare son duel… et corrige les copies du bac ! Il va recevoir chez lui Jaurès, Labori, Psichari, Lazare, Mathieu Dreyfus. Il lui faut également veiller à la nourriture de ses hôtes : il traite avec le restaurant proche des « Trois Marches ». Nous
imaginons l’état de surexcitation, d’accaparement, d’épuisement, « ma maison est une espèce de grand hôtel où incessamment on entre ». Cette mobilisation fut celle de Victor Basch mais aussi de toute une équipe au nombre de laquelle nous trouvons les ouvriers qui accompagnent les déplacements des uns et des autres. Il y eut une faille dans cette organisation : l’attentat contre Labori. A l’issue du second procès de Rennes, Victor Basch sera défait. Il a son explication : Alfred Dreyfus a été condamné parce qu’il était juif : « l’antisémitisme avait envahi le Ministère ». Lucidement, il sait répondre à sa propre question : comment est-il possible qu’une armée comme celle-ci – celle des dreyfusards – ait été vaincue ?
- Parce qu’on a affirmé péremptoirement au Conseil de guerre la culpabilité de Dreyfus.
- Affirmation légitimée par l’autorité de ses auteurs : des généraux, un ancien chef d’état-major, l’ancien sous-chef d’état-major, les ministres. Tous incarnaient l’honneur et la vérité.
- Esterhazy avait agi sur commandement d’un homme si haut placé que si sa trahison avait été dénoncée, le discrédit serait tombé sur l’armée française.
- Le ministre ne peut se tromper : il faut protéger l’armée.
Victor Basch aurait pu ajouter : l’opinion trompée par l’ignorance et entraînée par des forces contraires à la République.
Il sera défait... momentanément. Il va continuer un combat né peut-être de l’épreuve de l’évènement mais porté par une double fidélité : celle que l’on doit à la justice et à la vérité.
La réhabilitation des « fusillés pour l’exemple »
de la Grande Guerre
Ce texte de Nicolas Offenstadt est paru en 1998, dans le numéro 97-95 de Hommes & Libertés, numéro spécial publié pour le centenaire de la fondation de la Ligue des droits de l’homme, et intitulé 1898-1998, Une mémoire pour l’avenir. Réédité en 2004, et désormais épuisé, ce numéro spécial a été mis en ligne sur le site de la Ligue (http://www.ldh-france.org/H-L-128-supplement-1898-2004-Une.html) où il peut désormais être consulté et téléchargé.
Balayant en un peu plus de 100 pages les grandes causes, les grandes dates, et les grands noms de l’histoire de la Ligue, de l’affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie, en passant par le Front populaire et, précisément, la réhabilitation des fusillés pour l’exemple, c’est un formidable document pour quiconque désire mieux connaître l’histoire de la LDH, et ses prises de position passées sur les problèmes dont elle s’est saisie.
Georges Duhamel écrit dans son Journal, en février 1925, après avoir reçu la brochure du secrétaire général de la LDH, Henri Guernut, intitulée l’Affaire Chapelant qui venait de paraître : « depuis quinze jours, je suis poursuivi par l’affaire Chapelant. J’en avais perçu quelques vagues échos. J’ai reçu la petite brochure rouge de Guernut (...) Que Blanche (son épouse) ne la voie pas ! Aurait-elle encore le courage de porter un enfant si elle connaissait cette histoire ». Le sous-lieutenant Chapelant fait partie des victimes des « crimes militaires » des débuts de la Première Guerre mondiale.
En octobre 1914, après des épisodes confus, l’officier se serait retrouvé entre les lignes. Il aurait alors agité un mouchoir blanc pour inciter des hommes encore dans la tranchée à se rendre. Condamné à mort, il est fusillé sur un « brancard » pour « capitulation en rase campagne ». La mémoire de ces fusillés a mobilisé des milliers de personnes pendant l’entre deux- guerres et plusieurs d’entre eux ont été l’objet d’une réhabilitation posthume.
Ces campagnes recouvrent des cas bien différents : des soldats jugés et fusillés pour refus d’obéissance collectif, mutilation volontaire... souvent nommés « fusillés pour l’exemple » aux civils victimes de « l’espionnite » abattus sans jugement en 1914. La mobilisation a été un succès puisque « le parti réhabilitationniste » (les partis communiste et socialiste, la LDH, des associations d’anciens combattants (Union fédérale des anciens combattants [U.F.], Union nationale des combattants [U.N.C.]...), des groupes pacifistes et des comités ad hoc comme le Comité Maupas (constitué en 1922) puis le Comité national pour la réhabilitation des victimes de guerre (1928)) a réussi à rendre sa cause populaire, à trouver une majorité parlementaire pour voter la création d’un tribunal spécial, puis à obtenir sa mise en place effective... C’est au début de la guerre que se sont déroulées les
principales « affaires », ainsi celles des fusillés de Vingré, Souain et Flirey. En novembre 1914, dans l’Aisne, des hommes du 298e régiment d’infanterie se replient face à une attaque soudaine. Six hommes, arbitrairement désignés, sont fusillés pour cette reculade (caporal Floch, soldats Gay, Pettelet, Quinault, Blanchard, Durantet ). C’est un conseil de guerre spécial qui les condamne à mort. A Soudain, les soldats du 336e régiment d’infanterie, épuisés par les combats, refusent de sortir pour attaquer au nord du village en mars 1915. Parmi eux, les caporaux Maupas, Girard, Lechat, Lefoulon sont jugés et condamnés à mort.
Deux caporaux et dix-huit soldats sont acquittés. A Flirey en avril 1915, la 5e compagnie du 63e R.I. est désignée pour l’attaque. Les hommes, qui considèrent que ce n’est pas leur tour, refusent de monter en ligne. Cinq hommes sont choisis ou tirés au sort (point central pour les demandes en révision) et jugés, quatre condamnés et exécutés : les soldats Baudy, Fontanaud, Prébost et le caporal Morange. Les explications de cette concentration en 1914-1915 tiennent au déroulement même du conflit. L’entrée en guerre, la retraite puis l’ajustement à la guerre de tranchées multiplient les situations instables, tant du point de vue du comportement des soldats que de celui de la justice militaire, dont la sévérité est renforcée pendant ces premiers mois de conflit. Très vite cette justice militaire fait l’objet de mises en cause. La Ligue des droits de l’homme, qui n’a cessé de s’en préoccuper, demande dès 1915 des garanties consistantes pour la défense des prévenus des conseils de guerre siégeant à l’arrière. De ces prudentes réclamations, la Ligue passe à la fin de l’année à la dénonciation d’erreurs judiciaires qui se sont « produites au front ». Les demandes de garanties judiciaires se font de plus en plus insistantes.
Plusieurs parlementaires s’attachent également à demander la réforme de la justice militaire. Dans ces différentes interventions, les conseils de guerre spéciaux sont stigmatisées au premier chef, plus que les conseils de guerre ordinaires, tant et si bien qu’en avril 1916 une loi met fin définitivement à leur fonctionnement, signe à la fois du regain d’action du pouvoir civil sur les militaires et de la renaissance des pressions des acteurs politiques avec la fin des dangers majeurs et de la guerre de mouvement.
Dès l’annonce de l’exécution, certaines familles entendent en savoir plus. Des compagnons d’armes du caporal Maupas écrivent à sa veuve pour lui signifier que son mari était innocent. Elle s’adresse à la Ligue des droits de l’homme et à la Fédération des amicales d’instituteurs.
Dés lors la veuve Maupas, avec ses alliés, effectue tout un travail d’enquête auprès des témoins du drame. Travail officieux : il n’est pas question pour le moment de requête en réhabilitation. De son côté, le père du sous-lieutenant Chapelant, cherche à se faire communiquer le dossier de la procédure suivie contre son fils.
Mais le ministre de la Guerre refuse.
Réhabilités
En parallèle avec ces enquêtes familiales, privées et limitées, se développent des revendications générales concernant la réhabilitation. Pendant l’été 1916, la LDH demande clairement que les erreurs judiciaires commises par la justice militaire « unanimement critiquée» soient redressées. Les parlementaires socialistes notamment relaient ces revendications en particulier au moment de la répression des mutineries de 1917 : ils arguent des erreurs de la justice militaire en 1914-1916 pour demander la limitation des condamnations des mutins. Jusqu’à 1920, il n’y a pas de cristallisation sur ces affaires de fusillés. On demande la possibilité de réparer des erreurs judiciaires qui demeurent, somme toute, des affaires de famille. Il est vrai que le contexte offre bien d’autres préoccupations et les revendications concernant les fusillés se fondent dans la lutte pour l’amnistie qui concerne diverses catégories de condamnés : mutins de 1917, déserteurs, mutins de la mer Noire... Les Cahiers des droits de l’homme ou le Populaire, dans les années 1919-1920, n’abordent qu’épisodiquement les affaires de fusillés et sans insister sur des cas particuliers. La stratégie de l’État face aux demandes de réhabilitation semble double en ces années 1920-1921. Il n’entend pas donner de suites favorables aux requêtes des familles et de leurs soutiens. Il les repousse en règle générale. Mais il agit également en détournant le sens des demandes qui lui sont faites. A ces requêtes de type
judiciaire (civique), il donne des réponses limitées qui concernent la personnalité du fusillé ou sa famille. Il offre en effet des compensations. Le 5 juillet 1920, le soldat Santer abattu par un capitaine en septembre 1914, parce qu’il n’avait pas obéi à une injonction d’un adjudant, se voit attribuer, à titre posthume, la médaille militaire et la croix de guerre ; Girard, en octobre 1921, reçoit la médaille militaire avec palmes et la croix de guerre. A ces compensations honorifiques et militaires s’ajoutent des réparations pécuniaires.
Des familles se voient octroyer des pensions alors que les fusillés ne sont pas réhabilités juridiquement. Les acteurs de la réhabilitation dénoncent cette double attitude. La Ligue des droits de l’homme écrit à propos des compensations offertes dans l’affaire Leymarie (Léonard Leymarie, 305e régiment d’infanterie, fut condamné à mort et fusillé à Port- Fontenoy (Aisne) en décembre 1914 abandon de poste (pour mutilation volontaire : il avait été blessé à la main à son poste de garde) : « ces réparations ne sauraient suffire ». Face à ces insuffisances de l’État, les militants se sentent légitimés pour mener à bien les investigations nécessaires. Les Cahiers de la Ligue des droits de l’homme l’expliquent à leurs lecteurs : puisque les autorités officielles refusent de remettre le dossier de Souain, alors « nous avons nous-mêmes entrepris une enquête sur ce drame tragique ». La première fonction de l’enquête consiste à trouver de nouveaux témoins, des documents probants afin de constituer un dossier juridique solide. Pour ouvrir un procès en révision, il est nécessaire d’apporter la preuve d’un fait nouveau. Mais les enquêtes ont d’autres fonctions que le combat judiciaire. Il s’agit d’un véritable instrument de propagande.
Les journaux et revues «réhabilitationnistes» publient régulièrement les documents qu’ils considèrent comme importants. Ainsi, en lien avec les blocages de l’Etat, mais aussi avec le caractère « porteur » de la cause dans une France meurtrie par la guerre, constate-t-on une multiplication spectaculaire des articles sur les fusillés fin 1920 et plus encore en 1921 et 1922, années de pointe de la campagne, aussi bien dans les Cahiers des droits de l’homme, Le Populaire, L’Humanité que dans la presse des anciens combattants. Le récit des exécutions et les enquêtes occupent régulièrement la une.
Rendre justice
La loi d’amnistie de 1921 assouplit le mode de saisine et Ferdinand Buisson obtient que cette saisine s’étende au delà des conseils de guerre spéciaux jusqu’à l’ensemble des jugements des conseils de guerre. Ces progrès législatifs permettent d’entamer une procédure sans fait nouveau mais ils ne permettent pas d’aborder le cas des fusillés sans
jugement. Un nouveau bricolage juridique devient nécessaire. En 1924, la Ligue des droits de l’homme fait voter une loi instituant une procédure pour déclaration d’innocence des personnes exécutées sans jugement. Elle ne prévoit pas le cas des civils. Il faut encore compléter l’arsenal législatif. En 1925, la LDH fait insérer dans la loi d’amnistie des dispositions en ce sens. Ces évolutions ainsi que l’obtention de plusieurs réhabilitations dès le début des années vingt montrent incontestablement une respectabilisation de la cause qui se marque par l’acceptation par Paul Painlevé, ancien ministre de la Guerre en 1917, de la présidence d’honneur du Comité national pour la réhabilitation.
Pour beaucoup, les normes juridiques semblent insuffisantes pour rendre compte des affaires de fusillés. Des ligueurs de la Manche considèrent que les magistrats sont disqualifiés comme « juristes », trop attachés aux textes et aux formes juridiques. Les combattants des tranchées doivent relever de tribunaux de combattants des tranchées. La
compétence passe ici par la compréhension de la vie du poilu.
Mise en scène
Au militantisme par l’écrit, les réhabilitationnistes ajoutent une lutte pour la mise en scène spatiale à double effet concernant la sépulture des soldats et les monuments aux morts. Blanche Maupas et la Ligue des droits de l’homme bataillent farouchement, notamment pendant toute l’année 1922, pour l’inscription du nom de Maupas aux côtés de ses camarades instituteurs sur le monument aux morts qui leur est consacré à l’Ecole normale de Saint Lô.
Le gouvernement reste inflexible. La réinhumation de Maupas au cimetière de Sartilly en août 1923 est organisée avec soin. La correspondance de Blanche Maupas avec la Ligue des droits de l’homme témoigne de la mise en propagande d’un fait familial. En février, elle écrit que ce sera l’occasion « d’une manifestation et de tenir l’opinion en haleine », puis en juillet : « la cérémonie promet d’être imposante. Je n’ai rien négligé d’ailleurs pour réveiller les sympathies ».
Drapeau, couronne et pancarte installés par un cafetier de Reims devant sa maison le 11/11/1921.
Dénouement
Plusieurs députés rédigent des propositions de loi précises pour une nouvelle instance, une cour spéciale de justice militaire. La Ligue des droits de l’homme, partie prenante de ces projets, demande que le tribunal comprenne un certain nombre de mutilés à 80% pour
blessures de guerre. En 1928, la Chambre des députés adopte le projet de Cour spéciale de justice militaire. Après la navette Sénat-retour à la Chambre et juste avant les élections législatives de 1932, le 9 mars, la création de la Cour spéciale de justice militaire est sanctionnée par la loi. La Cour peut revenir sur les jugements de tous les conseils de guerre non permanents, même si la Cour de cassation a refusé de les casser. On mesure ici combien la campagne a pris une nouvelle extension ; de quelques cas précis, les militants en sont venus à souhaiter pouvoir mettre en cause tous les jugements des conseils de guerre quelle qu’en soit la forme. Des anciens combattants peuvent désormais juger « en équité » les fusillés. La Cour se sépare en 1935 après avoir permis de nombreuses réhabilitations, dont celles des caporaux de Souain et des fusillés de Flirey. Il semble que pour la [LDH], il y ait une véritable question identitaire dans cette campagne. Après sa participation à l’union sacrée, qui a divisé ses membres, la Ligue retrouve ici, la légitimité qui a présidé à son premier combat : l’Affaire Dreyfus. Lors de causeries à la radio sur les « Grandes interventions » de la Ligue des droits de l’homme, le premier épisode raconte l’affaire Dreyfus et le second (1937) « Les victimes des conseils de guerre ». Et Henri Guernut constate que c’est ce dernier combat qui a « rendu populaire le nom de la Ligue ».
A VOS AGENDAS !
Depuis 15 ans une "nouvelle histoire" de la Grande Guerre s'est imposée sur le devant de la scène. Avec fracas, d'abord, puis aujourd'hui, les positions une fois conquises et d'autant plus dans le contexte consensuel du centenaire, de manière plus apaisée en apparence. Mais sur le fond rien n'a changé : la "nouvelle histoire" de la Grande Guerre est une histoire décomplexée qui sous couvert de considérations de méthode historique remet à l'ordre du jour une vision socialement très située de la Guerre et politiquement en phase avec l'humeur du temps. Prétendant connaître mieux que les témoins eux-mêmes de 14-18 ce que les poilus avaient dans la tête, dénonçant leur supposée "victimisation" et décrétant leur "consentement patriotique", la "nouvelle histoire" de la Grande Guerre est une histoire de dominants pour les dominants, dont l'essentiel du propos est de nier la domination en confisquant la parole des dominés. Alors que l'humeur générale qui semble prévaloir aujourd'hui est celle de l'union sacrée des politiques et des historiens pour un centenaire consensuel et sans histoire, il importe de remettre les choses à leur juste place et la réalité des clivages inséparablement scientifiques et politiques en lumière.
Hommage à Simone Alizon
Par Jérôme Blanchot
La section de la Ligue des Droits de l’Homme de Rennes, qui a eu le bonheur de connaître Mme Simone Alizon à la fin de sa vie, tient à remercier la Ville de Rennes d’avoir ainsi rebaptisé la rue « Marie Alizon » en rue « Marie et Simone Alizon ».
Ainsi, Marie et Simone sont aujourd’hui symboliquement à nouveau réunies.
Marie est morte dans le Revier du camp d’Auschwitz-Birkenau le 3 juin 1943. Simone, revenue des camps de la mort, nous a quitté le 24 juillet 2013.
Pourquoi Simone en est-elle revenue, alors que Marie, son ainée, qui l’avait entraînée dans cette aventure de la Résistance, y a succombé comme des millions d’autres ?
Simone savait se rendre invisible pour échapper au regard des kapos et des SS, et elle avait (et a gardé toute sa vie), la faculté extraordinaire de s’échapper de la réalité présente par la simple pensée… Mais la raison la plus évidente est que pour Simone, qui aimait sa sœur plus que tout, il était absolument impératif de témoigner des circonstances exactes de la mort de Marie, de l’horreur absolue des camps… et pour cela il fallait vivre, exercice tellement difficile dans l’univers concentrationnaire, mais aussi au retour des camps ; mais exercice absolument indispensable pour prendre à témoin les générations à venir. Puisse cette rue signifier ainsi aux jeunes générations à venir qu’il n’y a pas d’âge pour savoir quel est le juste combat à mener…
NOTRE PROJET D’ACTIVITÉ 2014
1 Promouvoir nos idées en faveur des droits de l’Homme en participant aux campagnes nationales de la LDH
1.1 Interpellation des candidats aux élections municipales et européennes – rencontres,
organisation de débats.
1.2. Poursuivre les actions en faveur de l’effectivité de l’égalité des droits.
- OEuvrer en faveur du droit de vote des étrangers non-communautaires aux élections locales. Poursuivre les entretiens avec les élus sur les engagements électoraux.
- Favoriser l’exercice des droits civiques pour tous.
- Lutter contre toutes les formes de discriminations.
1.3. .Accentuer les axes de travail sur l’égalité homme/femme.
1.4. Accentuer la réflexion sur les fichiers et la surveillance électronique.
1.5. Lutter pour la défense des droits économiques et sociaux.
1.6 Lutter contre les idées d’extrême droite, le racisme et l’antisémitisme.
1.7 Défense de la laïcité.
1.8. Poursuivre la campagne d’adhésion et d’abonnement aux revues « Hommes et Liberté » ou « LDH Infos ».
2 Participation aux actions concernant le devoir de mémoire
A l’occasion du centenaire de la première guerre mondiale, actions en faveur de la
réhabilitation des fusillés pour l’exemple - conférences, information.
Participation aux actions des associations concernant le devoir de mémoire.
3 Organisation de conférences ou de spectacles en lien avec la ligne d’action
de la LDH nationale et/ou en partenariat avec d’autres associations
4 Poursuivre des actions de sensibilisation des droits de l’homme à l’intention des publics jeunes et des scolaires
5 Poursuivre les actions avec les associations ou collectifs engagées dans la défense des droits de l’homme
Participation aux actions contre la peine de mort.
Réflexion sur les questions internationales.
6 Poursuivre notre action en faveur de la défense des étrangers en situation irrégulière et en cours de renouvellement
7 Poursuivre les actions d’information
Pour nous contacter ou nous lire
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LDH – Section de Rennes
45 rue du Capitaine Maignan
35000 RENNES
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