Fusillés pour
l’exemple
Par Yves Tréguer
Déjà la pierre pense, où
votre nom s’inscrit
Déjà le souvenir de votre nom
s’efface
Déjà vous n’êtes plus qu’un
mot d’or sur nos places
Déjà vous n’êtes plus que
pour avoir péri
ARAGON
–« Tu n’en
reviendras pas »
La
proche célébration de l’armistice du 11 novembre 1918, le
centième anniversaire à venir en 2014 du déclenchement de la
première guerre mondiale vont faire ressurgir la cause des fusillés
pour l’exemple, à laquelle la Ligue des droits de l’Homme est
liée, à travers ses campagnes contre l’iniquité des décisions
des tribunaux militaires et pour la réhabilitation des victimes. La
défense de cette cause a été, on le sait, un des engagements
majeurs de la Ligue et même, selon l’expression de Gilles
Manceron, « après l’affaire Dreyfus, son second grand combat
fondateur ».
Un
long travail, avec des victoires sur le plan législatif et
judiciaire, qui a permis de rendre justice à quelques dizaines de
soldats : c’est le cas, intéressant la Bretagne, de deux
soldats, François Laurent, de Mellionnec, exécuté en1914 et celui,
plus connu, de Lucien Lechat, l’un des caporaux de Souain, exécuté
en 1915 dont nous allons évoquer la mémoire.
Pour
autant, depuis les années 1930, le cas d’autres fusillés ou de
victimes d’exécutions sommaires, reste à examiner, et le combat
n’est pas fini aujourd’hui….
Un
bref rappel s’impose,
pour comprendre le contexte des années 14-15 .C’est en effet
dans ces années qu’ont eu lieu la plupart des 600 exécutions de
la Grande Guerre (430 environ), alors que la postérité a surtout
retenu la répression des mutineries de 17.
Au
début des opérations l’État major se place dans la perspective
d’une guerre courte et elle recherche avant tout une justice sévère
et expéditive. Il s’en donne les moyens en obtenant par les
décrets du 2 août et du 6 septembre 1914 les « conseils de
guerre spéciaux »qui permettent de punir de façon exemplaire
à l’aide d’une procédure simplifiée, avec des droits de la
défense réduits. Pas de possibilité de grâce ou de révision,
sentence de mort applicable dans les 24 heures.
On
fusillera donc pour l’exemple c’est à dire qu’un soldat pourra
être exécuté pour avoir commis un délit précis mais aussi « pour
faire un exemple » susceptible de maintenir une obéissance
stricte, qui est, on le sait, la force principale des armées.
Le
souvenir de 1870 et de la débandade des armées françaises reste un
souvenir cuisant. Un certain nombre de cas de peines de mort est
prévu dans la réglementation : nous en retiendrons deux qui
seront la cause de la condamnation de François Laurent et de Lucien
Lechat, la mutilation volontaire et le refus d’obéissance. La
condamnation est d’autant plus aisée que selon un historien, cité
dans une thèse récente « il existe un décalage entre
les théories du soldat-citoyen et les représentations communes des
chefs militaires, cette conception des troupiers comme matériau
obéissant, silencieux et consommable »(1).
François
Laurent.
L’histoire
du soldat de Mellionnec n’est pas très connue et n’a pas fait
l’objet d’un culte mémoriel, comme celui des caporaux de Souain,
que nous aurons l’occasion d’évoquer.
Elle
a, en revanche, fourni le sujet d’un texte remarquable de Louis
Guilloux, paru dans Vendredi, le 5 Juin 1936,en plein triomphe
électoral du Front populaire, et moins de 3 ans après la
réhabilitation du soldat breton ,le 6 décembre 1933. Le texte
s’appelle « Douze balles montées en breloque ».On
pourrait l’appeler un texte de fiction documentée, tant, dans sa
première partie, il reste proche des faits. Laissons-lui la
parole : « Le Bihan était né dans un hameau où on
ne parlait que le breton. Il ne savait pas le français du tout. Le
peu qu’il avait appris à l’école, il l’avait oublié
entièrement. Il était aussi ignorant qu’on puisse l’être, ce
qui ne fût pas arrivé si on l’avait instruit dans sa langue. Il
le disait, et ne comprenait pas pourquoi on ne l’avait pas fait,
puisque l’institutrice, bretonne comme lui, savait naturellement le
breton. Mais il était interdit à l’institutrice de parler le
breton à l’école….
Il
partit dès le premier jour…..Un matin, le soldat Le Bihan
tiraillait derrière un bosquet, quand vint l’ordre de se porter en
avant. Comme il s’élançait, une balle lui traversa la main droite
de part en part. Il n’en continua pas moins de courir. Mais quand,
de nouveau couché par terre, il voulut recommencer à tirer, il ne
le put, et le capitaine lui donna l’ordre de rejoindre le poste de
secours le plus proche. Il se mit en route et après quelque temps
arriva au poste où il montra sa blessure à un major, qui parut
extrêmement intéressé…..
Le
major lui posa diverses questions, auxquelles Le Bihan ne répondit
pas, ne les ayant pas comprises. Le major n’insista pas. D’une
part, il n’avait pas de temps à perdre, et, d’autre part, il
avait ses idées arrêtées sur la discipline aux armées, et la
manière de la faire observer. Il griffonna quelque chose sur un bout
de papier, qu’il remit à Le Bihan, et donna l’ordre à un
planton de le conduire plus loin à l’arrière, ce qui fut fait….Le
Bihan se laissa conduire où l’on voulut….Or, aussitôt « remis
aux autorités »et le billet du major déchiffré, le soldat Le
Bihan fut conduit au poteau et fusillé. Accusation : blessure
volontaire à la main droite.»
Le
fameux billet du major, qui conduisit à la mort François Laurent,
nous l’avons à disposition(2).Il est disponible aux archives des
services historiques de l’armée de Terre(Dossier Laurent, série
J, SHAT) :il s’agit des célèbres certificats du Dr Buy ,en
grande partie prérédigés, qui firent exécuter deux autres
soldats, réhabilités en1925 et en 1934,ce qui fait dire à Nicolas
Offenstadt (3)que « (ces certificats) ne contribuent pas à
améliorer cette image de la médecine militaire dans
l’entre-deux-guerres ».
A
la suite de l’action d’anciens combattants, le conscrit de
Mellionnec est réhabilité, sa famille reçoit la somme de 10.000
francs et la mairie de sa commune refait faire une plaque où le nom
de François Laurent figure parmi les noms des morts au champ
d’honneur.
Sa
fiche consultable sur le site SGA, Mémoire des Hommes,
mentionne : mort pour la France le19 octobre1914.Genre de
mort : fusillé, puis : réhabilité par jugement le 3
décembre1933.
Les
nationalistes bretons font de François Laurent, mort de ne pas avoir
pu se défendre en français « la victime de la domination
française en Bretagne », et, en 1934 Breiz Atao proteste
contre la présence du préfet à la cérémonie de réhabilitation.
En 1982, un film bilingue sur « Francès Laorans »est
tourné à Clohars Carnoët que la famille du soldat désavoue.
Lucien
Lechat.
Le
cas de Lucien Lechat, né dans la commune de Le Ferré, Ille et
Vilaine, est beaucoup plus connu, car il fait partie d’une affaire
restée célèbre, celle des caporaux de Souain. Cette affaire a
donné lieu à une médiatisation et à un culte mémoriel
exceptionnels.(4)
Les
faits sont bien connus. Le 10 mars 1915,l es soldats de la 21ième
compagnie du 336ième
régiment d’infanterie reçoivent l’ordre de sortir des tranchées
et d’attaquer à la baïonnette. Les précédentes attaques avaient
été des échecs sanglants.
La
préparation d’artillerie atteint (volontairement ?) les
tranchées françaises. Épuisés, démoralisés, les soldats
refusent de quitter leurs abris.
Le
général Réveilhac veut des sanctions pour refus d’obéissance :
elles visent 6 caporaux et 18 soldats. Finalement, le16 mars, après
un procès expéditif, sont condamnés à mort, d’une façon
arbitraire qui fait penser aux anciennes décimations en usage dans
les légions romaines, 4 caporaux, dont le plus jeune est Lucien
Lechat. Le 17 mars, ils sont fusillés, deux heures avant que les
peines n’aient été commuées en travaux forcés..Le général
Réveilhac ne sera pas inquiété. Une loi d’amnistie, votée en
1919 empêche même les sanctions contre les chefs responsables
d’exécutions sommaires. Qui plus est, il sera fait plus tard grand
officier de la Légion d’honneur.
La
réhabilitation : le combat admirable de Blanche Maupas (à
Sartilly, dans la Manche) pour la réhabilitation de son mari, l’un
des 4 caporaux, est bien connu(5).Elle fut aidée par des groupes
d’anciens combattants et par la Ligue des droits de l’Homme dont
l’action en faveur des fusillés pour l’exemple fut l’une des
grandes causes dès la fin de la guerre.
Moins
connus sont les efforts d’Eulalie Lechat, la sœur de Lucien, qui
soutenue par la Ligue, obtint en mars 1934 que son frère soit
réhabilité.
Le
souvenir de l’enfant du pays ne s’est jamais éteint.
Le
24 novembre 2004, à l’initiative du maire de Le Ferré, Monsieur
Pautrel, a eu lieu, une cérémonie religieuse et civile d’une très
grande ferveur. Une délégation venue de Sartilly associait une fois
encore les deux noms de Lechat et de Maupas et ceux de Girard et
Lefoulon dans un souvenir commun. Notre section, à la demande de la
mairie, était présente en la personne de son président .Le chant
de Craonne et le chant des partisans résonnèrent au cimetière pour
l’inauguration de la plaque du souvenir. La journée se termina
avec une remarquable conférence de Nicolas Offenstadt, qui suivait
l’hommage au cimetière.
Et
maintenant ?
Comme
le rappelle à juste titre Gilles Manceron, dans un article daté de
2008 de Hommes et Libertés, intitulé « La mémoire des
fusillés de la Grande Guerre », des questions très
importantes restent en suspens ;
Chacun
se souvient de la déclaration, faite le 5 novembre1998, de Lionel
Jospin, premier ministre, à Craonne, haut lieu des souffrances des
poilus : « Certains des soldats, épuisés par des
attaques condamnées à l’avance, glissant dans une boue trempée
de sang plongés dans un désespoir sans fond, refusèrent d’être
des sacrifiés. Que ces soldats « fusillés pour
l’exemple », au nom d’une discipline dont la rigueur
n’avait d’égale que la dureté des combats, réintègrent
aujourd’hui, pleinement, notre mémoire collective nationale».
Depuis,
rien. Or il reste des cas graves, que recense l’article d’Hommes
et Libertés, notamment dans les troupes coloniales.
Le
combat des ligueurs pour défendre la mémoire des fusillés de
14-18, va revenir en force, en 2014, pour le centième anniversaire
du début de la guerre pour lequel il faut nous mobiliser dès à
présent. Ce combat n’est pas terminé.
(1)
in André Loez : 14-18.Gallimard .Folio histoire .Les refus de
la guerre
2010.p
61.
(2)Une
photo de ce certificat du Dr Buy, figure à la page 41 du livre de
Nicolas Offenstadt :Les fusillés de la grande guerre et la
mémoire collective(1914-2009)Éditions Odile Jacob 2009.
(3)
Offenstadt, op cité p 40.
(4)Essentiellement,
le film de Stanley Kubrick, Les sentiers de la gloire, sorti en
1957….et projeté en France en 1975,18 ans plus tard.
(5).Un
film de Patrick Jamain, Blanche Maupas, a été donné, en 2009,
à la télévision.